UN CHOIX SANS REGRET(août 845)Keith Shadis

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Le maître de cérémonie m'introduit discrètement dans la salle du trône

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Le maître de cérémonie m'introduit discrètement dans la salle du trône. Quand j'y pense, ce n'est que la seconde fois que je m'y retrouve. Le long tapis rouge tissé d'or, les colonnes de marbre blanc, les lourdes tentures écarlates qui retiennent à peine le flot de lumière d'été... Et au milieu, le trône royal, cerné de courtisans endimanchés... Tout est très exactement comme je m'en rappelais. Le roi Fritz est aussi indolent qu'à l'époque ; il est juste un peu plus gris... A le voir, on a aucune peine à comprendre que c'est bien le parlement qui gouverne en réalité.

Je me trouve près d'une des portes du fond de la salle. On m'indiquera le moment où je devrais m'avancer. Je suis fébrile, tout ce faste et cette pompe sont si éloignés de l'ambiance habituelle de l'armée. Je regarde la foule et constate la présence de nobles et de proches du roi ; quelques individus en soutane aussi, des hommes politiques... Je suis en train de les compter en attendant que les explorateurs arrivent quand je me fais bousculer par un étrange personnage. Il s'est glissé par la porte derrière mon dos, et tirant sur son grand chapeau noir, il se poste à mes côtés, visiblement très intéressé par tout ce qui se passe. Sa silhouette longiligne, drapée d'un long manteau sombre, paraît incongrue dans ce lieu... Il ne ressemble ni à un noble, ni à un religieux, ni à un politicien. Il garde les mains dans ses poches et observe la scène en silence.

Enfin les doubles portes de la salle du trône pivotent et ceux que je considérais autrefois comme mes camarades font leur entrée. Erwin est en tête, suivi de ses quatre lieutenants - les vestiges de son escouade -, puis suivent les autres, en rangs ordonnés. Apparemment, ils ont été briefés sur l'étiquette. Même Hanji et Livaï se tiennent tranquilles, c'est assez extraordinaire. Ils ne peuvent pas me voir de là où je suis car les courtisans me cachent à moitié. Mais comme je suis plus grand qu'une bonne partie d'entre eux, je parviens tout de même à les apercevoir.

Quand ils s'immobilisent devant le trône avant de s'incliner, je perçois le mystérieux individu dans mon dos pousser une petit exclamation discrète. Je l'entends me demander "le petit, là, c'est bien Livaï ?" On dirait qu'il sait qui je suis. Je ne perds pas de temps à lui répondre, ne voulant pas perdre une miette du spectacle.

Erwin met un genou à terre et une main sur la poitrine, aussitôt imité par tous les autres. Un mouvement près du trône m'indique que le roi s'est levé, suivi d'un cortège de courtisans. Le souverain se dirige, d'un pas traînant, vers Erwin et épingle sur sa poitrine une médaille dont je ne distingue pas la forme exacte. Puis ses courtisans font de même avec chacun des explorateurs. Ils sont censés représenter le peuple, mais cette mascarade me fait à peine sourire... Ce n'est rien de plus qu'une breloque... que je ne suis pas sûr de leur envier.

S'ensuit un discours ennuyeux que ce roi mollasson n'a même pas l'énergie de déclamer lui-même ; il a levé ses fesses de son royal siège et c'est sans doute la seule chose qu'il fera de la journée. Ce discours se contente de dire à quel point les explorateurs ont été courageux, à quel point ils sont la fierté du peuple humain et que malgré les heures difficiles qui s'annoncent, ils restent l'espoir du royaume. Ouais, pas grand chose à dire, quoi. Livaï retient difficilement un bâillement et l'individu dans mon dos se met à ricaner en le voyant se contorsionner. Il commence à me mettre mal à l'aise, vivement que ce soit mon tour.

Je serre dans ma main le collier bolo que je dois remettre à Erwin au moment opportun. Il me brûle la paume à force d'attendre... Je voudrais que ce soit fini, pour en être débarrassé. Enfin, les explorateurs se relèvent et le maître de cérémonie m'indique que je dois m'avancer sur le tapis. La cour s'écarte devant moi. Je descends lentement la volée de six marches qui mène dans la salle, tous les yeux braqués sur moi. Je ne sais si je dois me sentir fier d'être le point de mire, ou bien honteux d'être le premier major du bataillon à remettre lui-même sa charge à son successeur...

Erwin est très digne et me regarde approcher sans bouger. Je ne lis pas de jugement dans ses yeux ; nous avons traversé trop de choses ensemble pour ça. Des choses qu'aucun de ces nobliaux ne peut imaginer... Je marche avec les mains en avant, près de mon menton, repliées sur le précieux fardeau que je m'apprête à lui remettre. Ce n'est qu'un symbole mais cela pèse lourd... Il finira par le comprendre.

Cependant, en observant tous les vaillants soldats qui l'entourent, ses camarades qui le couvent des yeux et seraient prêts à mourir pour lui, je me rends compte que nous ne sommes vraiment pas du même niveau. Il démarre avec un capital de fidélité et de confiance bien supérieur au mien. S'il procède à un recrutement de qualité, le bataillon pourrait bien atteindre le top de ses capacités.

Il baisse les yeux et je découvre le collier bolo. Les rayons du soleil le font luire d'un éclat nouveau. Le temps semble comme arrêté ; ce halo de lumière nous isole dans un autre monde ; un monde où les gens savent qu'ils vont souffrir mais sont prêts à l'endurer pour un plus grand bien. Je suis en train de quitter ce monde, et lui y pénètre. C'est un moment presque intime entre lui et moi, comme nous n'en avons jamais eu. Je me sens même autorisé à lui parler comme si personne ne pouvait écouter.

Erwin, tu t'engages sur un chemin difficile. Mais tu l'as accepté. Tu as travaillé dur, tu mérites d'être ici aujourd'hui. Même si nous ne nous sommes jamais tout à fait compris l'un l'autre, nous nous sommes toujours respectés. Tu m'as sauvé la vie tant de fois... et pas seulement sur le champ de bataille. Si je t'ai nommé, c'est parce que tu es le meilleur. Mais n'oublie pas : un bon commandant ne donne pas seulement des ordres ; il sait aussi écouter et utiliser au mieux les forces dont il dispose. Ce que je n'ai peut-être pas su faire... Ne te détourne pas de tes camarades, car ils sont plus que cela : toi, tu as des amis. C'est précieux dans ta position. Leur confiance te donnera de la force, ne la perd pas.

Il m'écoute attentivement et son visage exprime une émotion fugace ; un imperceptible mouvement de ses paupières, un muscle qui roule sur sa joue, ses lèvres qui se relèvent subtilement... Il a compris mon message, qui consiste en gros à ne pas faire comme moi. Il baisse la tête et je passe le collier autour de son cou. Il se balance et scintille un moment, puis Erwin se redresse et se détourne de moi. Il fait face à la horde d'aristocrates qui se mettent à l'applaudir sans joie, et le porte-parole royal déclame enfin le nom du treizième major du bataillon d'exploration, et ce nom ira résonner dans tous les couloirs du palais.

Puis il tourne le dos à la cour - pas sûr que ce soit autorisé par l'étiquette, ça - et laisse ses camarades l'admirer un moment. Les explorateurs l'acclament de façon fort peu protocolaire, et le félicitent des deux mains. Je lis dans les yeux de ses proches - Mike et Livaï surtout - une fierté à peine contenue tandis qu'ils l'applaudissent.

Je n'en suis pas sûr mais... est-ce un sourire que je vois sur le visage de ce nabot d'ordinaire si austère ?

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 2 [+13]Where stories live. Discover now