Céline : Voyage au bout de la nuit.

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«[...] d'autant plus que j'avais beau me retourner et me retourner encore sur le petit plumard, je ne pouvais pas accrocher le plus petit bout de sommeil. Même à se masturber on n'éprouve dans ces cas-là ni réconfort, ni distraction. Alors c'est le vrai désespoir.
Ce qui est pire, c'est qu'on se demande comment le lendemain on trouvera assez de force pour continuer à faire ce qu'on a fait la veille et depuis déjà tellement trop longtemps, où on trouvera la force pour ces démarches imbéciles, ces milles projets qui n'aboutissent à rien, ces tentatives pour sortir de l'accablante nécessité, tentatives qui toujours avortent, et toutes pour aller se convaincre une fois de plus que le destin est insurmontable, qu'il faut retomber au bas de la muraille, chaque soir, sous l'angoisse de ce lendemain, toujours plus précaire, plus sordide.
C'est l'âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n'a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu'on a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n'ai jamais pu me tuer moi. »

« L'eau venait clapoter à côté des pêcheurs et je me suis assis pour les regarder faire. Vraiment, je n'étais pas pressé du tout moi non plus, pas plus qu'eux. J'étais comme arrivé au moment, à l'âge peut-être, où on sait bien ce qu'on perd à chaque heure qui passe. Mais on n'a pas encore acquis la force de sagesse qu'il faudrait pour s'arrêter pile sur la route du temps et puis d'abord si on s'arrêtait on ne saurait quoi faire non plus sans cette folie d'avancer qui vous possède et qu'on admire depuis toute sa jeunesse. Déjà on est moins fier d'elle de sa jeunesse, on ose pas encore l'avouer en public que ce n'est peut-être que cela la jeunesse, de l'entrain à vieillir.
On découvre dans tout son passé tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité, qu'on voudrait peut-être s'arrêter tout net d'être jeune, attendre de la jeunesse qu'elle se détache, attendre qu'elle vous dépasse, la voir s'en aller, s'éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soit partir, être sûr qu'elle s'en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l'autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu'ils sont les gens et les choses. »

« Une vieille dame en bonnet près du métro Saint-Georges pleurait sur le sort de sa petite-fille malade à l'hôpital, de méningite qu'elle disait. Elle en profitait pour faire la quête. Elle tombait mal.
Je lui ai donné des mots. Je lui ai parlé aussi moi du petit Bébert et d'une petite fille encore que j'avais soigné en ville moi et qui était morte pendant mes études, de méningite, elle aussi. Trois semaines que ça avait duré son agonie et même que sa mère dans le lit à côté ne pouvait plus dormir à cause du chagrin, alors elle s'est masturbée sa mère tout le temps des trois semaines d'agonie, et puis même qu'on ne pouvait plus l'arrêter après que tout a été fini.
Ça prouve qu'on ne peut pas exister sans plaisir même une seconde, et que c'est bien difficile d'avoir vraiment du chagrin. C'est comme ça l'existence. »

« Vivre tout sec, quel cabanon ! La vie c'est une classe dont l'ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d'ailleurs, il faut avoir l'air d'être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau. Un jour, qui n'est rien qu'une simple journée de vingt-quatre heures, c'est pas tolérable. Ça ne doit être qu'un long plaisir presque insupportable une journée, un long coït une journée, de gré ou de force. »

« Par exemple à présent c'est facile de nous raconter des choses à propos de Jésus-Christ. Est-ce qu'il allait au cabinet devant tout le monde Jésus-Christ ? J'ai l'idée que ça n'aurait pas duré longtemps son truc s'il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour l'amour. »

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Je ne vous avais pas encore partagé d'extrait de Voyage au bout de la nuit et c'est quand même vachement dommage parce que c'est l'un de mes romans préférés... La force de Céline c'est vraiment de réussir à magnifier les choses les plus basses, je trouve ça assez stupéfiant.

J'ai lu ce roman fin de 2020, j'y ai passé plusieurs mois parce que je voulais vraiment savourer les mots et je pense très souvent à le relire, mais il y a encore tant de romans que je dois découvrir... Un jour peut-être je m'y remettrai 😌

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⏰ Last updated: Feb 12, 2023 ⏰

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